Réseaux sociaux, résilience et économie de la souffrance.
Dans une société où tout se donne à voir et se monétise, les corps, les affects, la vie privée… il aurait été étonnant que l’angoisse échappe à la grande foire du capital. Le mal-être est devenu un actif social, la carte de visite froissée à présenter.
Autrefois, l’on disait " tenir bon ", l’on " faisait avec ”, c’était petit, prolo, rugueux… et cela ne faisait jamais l’objet d’une conférence. Aujourd’hui, on ne souffre plus bêtement : on “ résilie ”.
La résilience, c’est le mot chic - dans une société d'opportunisme émotionnel - que l’on utilise pour transformer une claque en démonstration de grandeur morale. Être résilient, c’est rentable. Pourquoi endurer silencieusement alors que l’on peut mettre en scène son malheur ? La douleur devient un storytelling. L’échec ? Un tremplin. Le traumatisme ? Un argument de vente. On doute, mais avec profondeur dans un podcast intitulé " Se relever autrement ". On tombe, mais avec en vue, une prochaine publication LinkedIn engageante ou un recueil autobiographique et auto-édité.
La résilience contemporaine n’est plus un acte discret de force intérieure, c’est une stratégie de communication, un passage obligé pour exister dans l’économie de l’attention.
Les all-in, certains n’ont pas grand-chose à offrir, si ce n’est leur anxiété, l’usure de leurs traits, la narration laborieuse de leurs inquiétudes pour l’illustrer. C’est la quête mais sur Internet. Le procédé est douteux et pervers car difficile à contester, profondément trouble, il est socialement inattaquable. Qui oserait remettre en cause quelqu’un qui évoque et développe ses faiblesses ?
“ Followers, je vous ai compris - Ils sont insupportables et vulgaires ces gens parfaits, équilibrés, sans trouble anxieux, bien trop indifférents à leur époque. Les héros contemporains ne sont pas simplement brillants, ils sont brisés et brillants ! ” La forme la plus perverse de cet opportunisme est sans doute celle adoptée par ceux qui n’ont jamais manqué de rien, les bien nés, les déjà placés qui, ayant tout reçu, feignent aujourd’hui de tout traverser.
Ils transforment les petits désagréments du quotidien en tragédies existentielles, montent en épingle la moindre contrariété, et récitent leurs prétendues épreuves avec une lourdeur affectée. Cela n’est souvent qu’un trou dans un pull en cachemire.
Alors ils parlent d’angoisse, de doutes, de fatigue morale… La souffrance devient un accessoire de communication, un pont artificiel jeté vers ceux qu’ils appellent “ leur communauté ”, tout en n’en partageant ni la vie, ni les moyens. Dans une manœuvre habile, ils diront qu’ils mettent leur notoriété au service de ceux qui n’ont pas de voix. Et peu importe si cette souffrance semble surjouée, surmédiatisée ou décorative, la mettre en doute est une violence. Stratégie d’inversion : on traitera le lanceur d’alerte de psychoshameur, de réactionnaire émotionnel, d’ignorant insensible aux blessures invisibles. On rappellera que la souffrance ne se hiérarchise pas. Le pathos protège, désarme, rend toute critique indécente. Il dupe les couillons… qui sont en nombre. Sur les réseaux, le nombre fait loi.
Une erreur, un retard, une absence ? Tout, absolument tout, est justifié, non par la légèreté ou l’incompétence, mais par le mal-être et la fragilité. C’est la solidarité d’en bas, celle qui n’élève plus, on s’égalise par la faille.
Inès A. - Le Cynicat