Derrière cet idéal collectif, ce culte de la récréation obligatoire, subsiste une frange d’individus que l’imminence des petites ou grandes vacances plonge dans une inquiétude sourde, quasi-invalidante...
Ponctuel, l'été est au rendez-vous.
Certains empressés prennent le large dès les premiers jours de juillet, évitant la cohue des grands départs et savourant le luxe discret d’un été qui commence avant l’heure. Ces vacanciers précoces, un brin stratèges, franchissent le portail de l’évasion tandis que d'autres comptent encore les jours qui les séparent de la grande délivrance. Oui, la majorité ronflante, bien qu'elle ressente souvent cet étrange flottement intérieur entre fatigue et impatience, se prépare à l’évasion estivale avec beaucoup d'enthousiasme, quand certains peinent à dissimuler un malaise plus diffus, moins photogénique. Dans une société qui érige le loisir en impératif moral, il est inconvenant d’éprouver autre chose qu’une joie béate à l’approche des vacances. Dans cette mise en scène estivale du bonheur, l’échec n’est pas seulement possible, il est socialement embarrassant.
Peut-être nous délecterons-nous - plus tard - du récit savamment tourné de quelques péripéties, pourvu qu’elles demeurent ponctuelles et n’entament pas la structure du repos estival. Souhaitons-nous uniquement des problèmes de riches, dont nous rirons de bon cœur avec ce détachement élégant propre aux esprits supérieurs, aguerris à la résilience comme à l’autodérision. Une guêpe sur un pot de miel, un coup de soleil sur le nez, une Margarita trop chargée…
L'angoisse des vacances s’infiltre dans les détails logistiques et s'incarne dans une réalité tangible, faite de tensions émotionnelles, financières et organisationnelles. Pas de spectacle, de scène sans coulisses, l’évasion se planifie, se coordonne et se négocie. La to-do list “ bureau ” n’est pas terminée, une facture non réglée traîne quelque part, un dernier mail réclame une réponse, il reste des poils dans le lavabo dont le robinet goutte tandis qu'une culotte encore humide repose dans la véranda - sèche, elle rejoindra la valise, il ne faudra pas l’oublier avant de la boucler... Fermer son agenda, interrompre sa routine soigneusement calibrée, c’est s’exposer à un vide inédit souvent rempli d'imprévus parfois plus pénibles que ceux du quotidien.
Comment désactiver les données en itinérance sur iPhone ? Où est cette pochette hermétique dans laquelle je glisserai mon téléphone à l'occasion d'une sortie en mer ? Est-ce que j'ai un chargeur en double ? Quel est le code à 3 chiffres de ma valise ? Quelle robe prévoir pour la soirée habillée ? Et s'il faisait frais la nuit tombée ? Ah ! Je dois téléphoner à maman afin de lui rappeler de prendre son maillot de bain dont l'oubli sera le fin prétexte pour échapper à la baignade. D'ailleurs, la peau de mes propres aisselles dégouline sur mes côtes, mon ventre - dont la blancheur laisse deviner une partie de mon système digestif - est flasque, le bas de mon maillot est mal taillé, à moins que ça ne soit son contenu... Tout est lâche, dedans, dehors… Je m'épilerai la veille du départ. C'est dingue ce que les poils poussent au soleil ! Voilà que s'annonce une grève des contrôleurs aériens, j'espère passer entre les gouttes. Est-ce que je dois prévoir une autre réservation ? Je vais anticiper un mail de remboursement à destination du voyagiste et demander à l'hôtel une facture concernant la première nuitée. Il faut rester sur ses gardes, des entités plus pragmatiques : hôteliers, compagnies aériennes, plateformes, cambrioleurs… veillent à ne pas rater, eux non plus, la haute saison.
Et si un prospect me contacte alors que je suis en excursion ? J’achèterai une carte SIM sur place, j’espère qu’ils en vendent à l’aéroport…
Il serait tentant de réduire la vacanxiété à un simple caprice de privilégiés surstimulés mais ce serait ignorer ses ressorts profonds. Derrière l’angoisse des vacances se profile une difficulté plus générale à habiter le temps libre et cohabiter avec soi-même hors du cadre rassurant des missions clients et de la productivité.
Le travail fournit une échappatoire psychique, un rythme, une fonction. Le temps libre finalement, loin de libérer, confronte, l’oisiveté n’est plus une respiration, mais un test : celui de notre capacité à être bien, à " profiter ", sans filtre, sans échéance, sans excuse.
Inès A. - Le Cynicat